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mardi 2 septembre 2014

Article de l’économiste Elie Cohen

Billet rédigé par Dominique Jonkers, traducteur financier, www.jonkersandpartners.com. D'autres billets disponibles ici.

Je m’intéressais hier à un article de l’économiste Elie Cohen, un auteur manifestement amateur de longues périodes…

Dans le même article, je lis ceci :

« De même, en célébrant en paroles l’impératif(1) du redressement productif(2) mais en contestant(3) un jour les effets d’aubaine* du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), qui permet aux patrons(4) de s’enrichir et de distribuer(5) des dividendes au lieu d’investir, en accusant un autre jour les patrons de se soustraire aux engagements pris en matière(6) de contreparties, en annonçant un troisième jour que la révision des seuils sociaux*(7) pourrait être censurée par la gauche au Parlement, et en déclarant un quatrième jour que la seule évocation des coûts salariaux est attentatoire à la dignité ouvrière, la gauche du Parti socialiste(8) ne manifeste-t-elle pas simplement son hostilité pratique(9) aux entreprises assimilées au patronat, et ce faisant, à l’idée même du renouveau(10) productif et de la nouvelle alliance saint-simonienne* ? »

128 mots, un record !

Bien sûr, ce billet est publié dans le Monde, le quotidien de l’élite française, par un membre de l’intelligentsia parisienne. Que l’auteur pratique un langage hermétique n’étonne guère. Cela dit, autant avouer mon inculture : j’ai marqué d’une astérisque les notions que je ne connaissais pas et qui m’ont demandé quelques recherches.

Depuis que j’écris ces billets, c’est la première fois que je m’intéresse à une phrase dont l’inintelligibilité (relative) reflète non la hâte de l’auteur mais plutôt un excès de recherche. Bien loin de mettre en lumière la pensée de l’auteur, celui-ci me semble au contraire l’obscurcir, et c’est dommage.

1. « célébrer en paroles l’impératif » : l’expression est imagée, quelque peu hyperbolique, ronflante, pompeuse. Elle ne manque pas de style. Faut-il la critiquer ? Ma foi, célébrer, c’est fêter, commémorer… Je pense que l’auteur voulait surtout dire : « souligner », « insister sur ».
2. « en paroles » : on sent bien venir la contradiction entre ces paroles et des actes encore à décrire – sauf que ces actes ne sont que des paroles : voyez les quatre gérondifs « contestant », « accusant », « annonçant » et « déclarant »…. Pas l’ombre d’un acte dans tout cela…
3. À quand un ministère du redressement improductif ? La dénomination de ce ministère trahit un travers assez fréquent : confondre sérieux et pompeux – ce que Beauvais appelait « le syndrome du garde champêtre ». Cette surprenante dénomination aura certainement causé bien du tourment aux pauvres traducteurs chargés d’en inventer, à destination des chancelleries étrangères, les traductions officielles en anglais, en allemand, en espagnol…Cela dit, il est évidemment naturel que M. Cohen utilise l'expression.
4. Contester : on comprend mal. S’agit-il de contester l’existence des effets d’aubaine ? ou d’en contester le bien-fondé ? j’imagine qu’il s’agit de ce dernier cas.
5. Erreur factuelle. Les crédits d’impôt n’enrichissent pas les patrons mais les entreprises. Et qu’entend-on par patron ? Le gros actionnaire ? ou le dirigeant ?
6. « En matière de » est une expression surutilisée. S’il est possible d’alléger la phrase en la supprimant, autant le faire.
7. « censurée » : le mot me paraît excessif, mais je suppose qu’il faut y voir une intention politique. « Rejetée », « recalée » conviendraient tout aussi bien.
8. Aaaaaaah enfin ! 96 mots après le début de la phrase, le suspense est levé : voici le sujet. Nous savons enfin de qui l’on parle!
9. Qu’est-ce qu’une « hostilité pratique » ? J’imagine qu’il s’agit d’une hostilité « concrète », « réelle », « véritable »…
10. Ce n’est déjà plus le redressement ?

Voici une suggestion de reformulation

« De même, la gauche du Parti socialiste fait mine de défendre l’impératif de redressement productif. Cependant, elle critique les effets d’aubaine du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), grâce auquel les entreprises s’enrichissent et distribuent des dividendes au lieu d’investir. Elle accuse les patrons de renier leur parole sur les contreparties. Elle menace de bloquer la révision des seuils sociaux au Parlement. Enfin, elle déclare attentatoire à la dignité ouvrière la seule évocation des coûts salariaux. N’est-ce pas là manifester tout simplement son hostilité aux entreprises, assimilées au patronat, et donc à l’idée même du renouveau productif et de la nouvelle alliance saint-simonienne ?

Ouf.
105 mots au lieu de 126. Six phrases au lieu d’une. Une énumération à valeur d’anaphore. Je pense avoir réussi à dire la même chose

* L’effet d’aubaine, qui consiste pour les pouvoirs publics à instaurer des aides économiques inutiles – comme les primes à l’embauche dans des secteurs naturellement prêts à embaucher
* Les « seuils sociaux » sont des déclencheurs qui ouvrent certains droits aux travailleurs : élection de représentants du personnel au-delà de dix salariés, etc… :
* « nouvelle alliance saint-simonienne » : trop long à expliquer. Voir Wikipedia.

4 commentaires:

  1. Héhé bravo pour cette reformulation ! Placer le sujet en tout début de paragraphe, ça va tout de suite mieux ! :D

    Je me sentais un peu stupide en lisant le paragraphe non remanié, car je ne le comprenais pas...

    J'ai découvert votre site il y a quelques mois, j'aime la pédagogie de l'ensemble. Je fais du Droit, et moi aussi je cherche à épurer les phrases, à mettre le plus d'infos possible en un minimum de mots, tout en étant limpide. (il ne faut pas que le lecteur cherche le sujet !)
    Cela n'a rien à voir avec la traduction, mais il y a le même soucis de délivrer une information lisible et efficace. Je trouve beaucoup d'inspiration et de motivation avec votre blog.

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    1. Je m'en félicite et je félicite Dominique Jonckers, l'auteur du billet.

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  2. jean-paul deshayes3 septembre 2014 à 20:42

    Le passage logorrhéique du Monde est insipide au possible ! Il faut s’y prendre à plusieurs fois pour suivre ce qui est dit au fil des méandres de tout ce verbiage prétentieux. La reformulation proposée par Dominque Jonckers est claire et concise : une bonne leçon de savoir écrire !

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  3. Je suis entièrement d'accord avec toutes les opinions précédentes. Les économistes en général ont le don de s'exprimer dans une langue incroyablement obscure. Cependant, dans le cas présent, je pense que le déplacement du sujet et la brièveté du premier énoncé feraient fuir les lecteurs, en particulier venant de la part de Cohen. Cohen avait intérêt à étaler d'abord ses arguments pour obliger ses lecteurs à le lire jusqu'à la fin. Au sein de toutes les sociétés et cultures, il y a des choses qu'on ne peut pas dire. C'est le cas en France ET au Québec. Une économiste et traductrice

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