Le présent article est la traduction en français, établie par Jean Leclercq, d’un article de Jacquie Bridonneau publié il y a quelques jours sur ce blog. Je les remercie tous les deux.
Je viens d’achever la lecture d’Everyman, un tout petit livre de Philip Roth, mais un de ceux dont chaque mot a été pesé et correspond exactement à l’usage qui en est fait dans le contexte, et aussi l’un des livres les plus profondément justes que j’ai lus depuis longtemps.
L’histoire commence aux obsèques du protagoniste, en présence de quelques amis et membres de la famille dont certains, tout en jetant une motte de terre sur le cercueil, se remémorent les bons et les moins bons moments de sa vie. Elle se termine après une rétrospective de toute sa vie, narrée à la première personne, alors qu’il se trouve sur la table d’opération, terrassé par un arrêt cardiaque.
Le livre nous plonge dans la vie et finalement la mort du protagoniste anonyme, un homme d’affaires qui a réussi dans la publicité, marié trois fois et père de trois enfants, fruits de deux mariages différents. Retraité actif, il donne des cours d’art dans une résidence médicalisée tout en poursuivant cette biographie presque comme une succession d’actes chirurgicaux allant d’une petite opération à l’âge de neuf ans, à une appendicectomie et à un pontage coronarien, en passant par la pose d’endoprothèses pour déboucher ses artères. Les fils de son premier mariage le détestent, mais il a toujours un contact quotidien avec Nancy, la fille qu’il a eue avec sa deuxième épouse. Il finit par ne plus souffrir son frère aîné dont il avait toujours été très proche, non que celui-ci enviât son succès personnel et professionnel, mais parce que, peu à peu, il est lui-même devenu jaloux de sa bonne santé. « Tout à coup, il ne pouvait plus supporter son frère, de la façon primitive et instinctive dont ses fils ne pouvaient plus le supporter ».
Philip Roth décrit ce que ressentent beaucoup de gens lorsqu’ils vieillissent et que leur santé les trahit. « La vieillesse n’est pas un combat, c’est un massacre ». L’un des moments les plus poignants et les plus généreux pour le protagoniste, l’un de ceux qui font pardonner tout le reste, se situe au cours d’art qu’il a organisé pour les résidents du village lorsque l’une des élèves, Millicent, qui souffre de douleurs dorsales extrêmement pénibles, doit s’allonger et qu’ils ont une conversation au cours de laquelle il essaie de la réconforter. « C’est tout simplement que la douleur vous isole… C’est une telle honte.”
Comme le protagoniste, Millicent a eu une existence bien remplie ; on pourrait dire que, pour elle, le tapis roulant du bonheur a toujours fonctionné – elle a de beaux souvenirs de sa vie avec son mari, propriétaire et éditeur d’un hebdomadaire local. Ils sont allés partout, ont visité le monde, tout en demeurant bien connus et respectés au sein de leur communauté. Loin d’être millionnaires, ils en avaient assez pour être heureux et ils ont profité au maximum de la vie quand ils le pouvaient encore. L’amour et le respect mutuels ont rempli à ras bord la coupe de leur vie.
Le protagoniste, tout en étant matériellement bien plus à l’aise que Millicent et son mari, n’était jamais satisfait. Le tapis roulant de son bonheur fonctionnait aussi mais, à l’âge adulte, il s’était borné à en accompagner le rythme. Une femme après l’autre, jamais assez, jamais satisfait, jamais heureux. Même très tard dans sa vie, à la retraite, il tenta encore de « lever » une joggeuse dans la vingtaine qui très gentiment (et peut-être heureusement pour lui) ne mordit pas à l’hameçon. Et finalement, il était mort, en grande partie comme il avait vécu, seul et peu regretté. « Il n’existait plus… Exactement ce qu’il avait craint dès le début. »
Y a-t-il donc une conclusion à cette analyse partiale et à ces sinuosités philosophiques partiales sur le tapis roulant du bonheur ? Peut-être réside-t-elle dans le vieux dicton selon lequel l’argent ne fait pas le bonheur, loin de là. Le bonheur tiendrait-il à peu de chose ? En tout cas, bien plus qu’à une poche bourrée d’argent. « Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, disait Montaigne, c’est vivre à propos ».
Merci beaucoup Jean pour la traduction - c'était très bien fait, et j'ai même appris un mot! (la pose d’endoprothèses) - ceci dit, avant que mon père ne soit opéré du coeur, je ne connaissais pas le mot "stent" non plus (et c'était bien mieux ainsi!)
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