J’ai entamé la lecture de Désert, de J. M. G. Le Clézio. Comme le présent compte rendu vise à commenter une œuvre dans l’optique de ce qu’elle peut apprendre au traducteur, je me bornerai à des observations sur la langue.
Tout d’abord, j’ai remarqué que l’auteur utilise généralement des phrases plutôt courtes. Comme je l’ai écrit dans un livre à paraître, le traducteur de textes utilitaires doit éviter les phrases que j’appelle « simplettes », surtout lorsqu’elles se succèdent en rafales. Dans Désert, les phrases courtes relèvent d’un choix littéraire, ce qui met en évidence l’utilité limitée de la lecture des bons auteurs pour un traducteur.
Si, dans une traduction utilitaire, il est permis de fondre deux phrases trop courtes en une seule, le traducteur littéraire ne peut le faire, sauf à trahir les choix stylistiques de l’auteur. En effet, si les phrases en rafales créent de la lassitude chez le lecteur d’un rapport et nuisent à la compréhension, car elles ne mettent pas en évidence les liens qui unissent les éléments d’une argumentation, dans un roman, elles peuvent créer une atmosphère voulue par l’auteur.
Reprenons la phrase précédente, longue, et remplaçons-la par autant de propositions indépendantes qu’il y a d’idées :
Les phrases en rafales créent de la lassitude chez le lecteur d’un rapport. En outre, elles nuisent à la compréhension. En effet, elles ne mettent pas en évidence les liens qui unissent les éléments d’une argumentation. En revanche, dans un roman, elles peuvent créer une atmosphère de tension voulue par l’auteur.
Malgré les connecteurs ajoutés (en outre, en effet, en revanche), l’argumentation est chaque fois coupée dans son élan. Il ne subsiste que l’énoncé monotone d’affirmations.
Par contre, un romancier lasserait son lecteur si son œuvre n’était qu’une succession d’arguments.
Un extrait de Désert vient à point :
« Les jours suivants, l’inquiétude grandit encore dans le campement de Smara. C’était incompréhensible, mais tout le monde le sentait, comme une souffrance au cœur, comme une menace. Le soleil brûlait fort dans la journée, réverbérant sa lumière violente sur les angles des cailloux sur le lit des torrents asséchés. »
Plus loin :
« La grande place de terre battue était tout à fait vide. Les murs de la maison du cheikh brillaient à la lumière du soleil. Autour de la porte de la maison, d’étranges desseins étaient peints à l’argile sur le mur blanc. Nour resta un long moment à les regarder, et à regarder les murs usés par le vent. Puis il marcha vers le centre de la place. La terre était dure et chaude sous ses pieds nus, comme les dalles de pierre du désert. »
Comme on le voit, Le Clézio n’hésite pas à aligner les phrases courtes, ce qui donne parfois à son texte l’allure d’un procès-verbal. Le narrateur se borne à observer, avec détachement, sans émotion. Comme il est peu enclin, c’est le moins qu’on puisse dire, à recourir à la période, les subordonnées sont assez rares et cèdent la place à des propositions indépendantes, souvent liées par une virgule ou une conjonction de coordination.
J’ai écrit dans un article précédent que l’emploi de la virgule avant un pronom relatif était la pierre de touche du bien-écrire. Peu de relatives chez Le Clézio, mais la virgule semble être bien présente quand il le faut. Jusqu’à :
« la bénédiction d’El Khadir qui but à la source même de la vie »
Il faut toujours une virgule après un nom propre suivi d’un pronom relatif, car le nom définit suffisamment la personne dont il est question, de sorte que la relative se borne à donner une information qui n’est pas nécessaire pour indiquer de qui il s’agit.
L'auteur est à nouveau pris en faute à deux reprises dans les pages qui suivent immédiatement.
Je relève ensuite une phrase critiquable :
« Il y a les
bâtiments des Glacières avec des grosses mouches bleues qui volent au-dessus
des containers d’ordures en faisant un bruit de bombardiers. »
Etonnez-vous après
ça que les gens écrivent mal !
Un peu plus loin,
Le Clézio confirme qu’il connaît mal ou bafoue délibérément la règle de la
virgule avant la relative :
« la mer est
immense, bleu-gris, tachée d’écume, elle gronde en sourdine, tandis que les
lames tombent sur la plaine de sable où se reflète le bleu presque noir du
grand ciel. »
Poursuivons malgré
tout. Contrairement au traducteur de textes utilitaires, l’écrivain peut
utiliser des termes rares :
« [l’épervier]
plonge vers la terre, les ailes étrécies »
Page 101, autre
mot rare, aven, défini comme suit par le Petit Robert : « Orifice naturel
creusé à la surface d'un plateau calcaire par les eaux d'infiltration. »
Deux pages plus
loin, engoulevent (« Oiseau crépusculaire ou nocturne (caprimulgiformes),
brun-roux, identifiable par son chant ronronnant, qui attrape et avale les insectes
au vol. »).
Mais la lecture
d’un roman fait plus que nous apprendre des mots rares. Elle ranime les braises
de milliers de mots que nous n’avons pas souvent l’occasion de lire dans les
textes technocratiques qui font notre quotidien :
« Au fond de la
place, il y a un mur que Lalla connaît bien. Elle connaît chaque tache du
crépi, chaque fissure, chaque coulée de rouille. Tout à fait en haut du mur, il
y a les tubes noirs des cheminées, les gouttières. »
J'ai dit plus haut : « Le Clézio n’hésite pas à aligner les phrases courtes, ce qui
donne parfois à son texte l’allure d’un procès-verbal. Le narrateur se borne à
observer, avec détachement, sans émotion. »
En fait, l’émotion
est indépendante du style. Elle surgit quand l’auteur réussit à faire partager
le vécu d’un personnage auquel il est parvenu à donner vie – c’est à ces deux
aptitudes que l’on reconnaît l’écrivain. Arrivé à la page 291, je me demande si
l’auteur a créé en moi une telle émotion. Oui. Près de cent pages plus tôt,
quand on veut marier Lalla avec un homme d’âge mûr, il écrit :
« Lalla n’a pas
peur de lui, mais elle sait que si elle ne s’en va pas, un jour il la conduira
de force dans sa maison pour l’épouser, parce qu’il est riche et puissant, et
qu’il n’aime pas qu’on lui résiste. »
Cette phrase
relativement complexe (sept propositions !), inhabituelle chez Le Clézio,
présente une argumentation, qui n’est donc pas incompatible avec l’émotion.
Celle-ci découle des histoires vécues relatées dans la presse et par mes
médias.
En revanche, les
descriptions misérabilistes auxquelles l’auteur se laisse aller ne suscitent
aucune émotion.
Par ailleurs, des
scènes étrangement répétitives se succèdent :
- page 292 : « Le
cœur battant, Lalla court le long de l’avenue »
- page 293 : «
Lalla s’arrête, elle aussi, et elle regarde, cachée derrière une voiture. Son
cœur bat vite »
- page 296 : «
tout à coup Lalla n’en peut plus d’attendre. [...] Alors elle s’échappe. Elle
court de toutes ses forces le long de la ruelle ».
Et puis, Lalla est
gentille :
« il est toujours
poli et doux, et Lalla l’aime bien à cause de cela. [...] Lalla ne connaît pas
son nom mais elle l’aime bien. »
Donne-lui quand
même le prix Nobel, dit mon père.
Quel profit le
traducteur ou le lexicographe retire-t-il de la lecture d’un roman tel que Désert ? Essentiellement, une œuvre
littéraire rappelle, ressuscite des mots et expressions que l’on avait presque
oubliés, souvent des termes simples que négligent la presse, les rapports, les
essais. Elle est comme une couche fraîche de peinture passée sur la langue.
Elle ranime la flamme. Piètre traducteur que celui qui ne connaît que les mots
technocratiques.
Qu’on apprécie
l’œuvre ou non, Le Clézio emploie le mot juste, nous le remémore, nous le fait
mémoriser.
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