Billet rédigé par Dominique Jonkers, traducteur financier, www.jonkersandpartners.com. D'autres billets disponibles ici.
Quand je suis en panne d’inspiration, je sais que je le traducteur du pauvre professeur Krugman me fournira toujours de la matière.
« But if our supersized financial sector isn’t making us either safer or more productive, what is it doing? One answer is that it’s playing small investors for suckers, causing them to waste huge sums in a vain effort to beat the market. Don’t take my word for it — that’s what the president of the American Finance Association declared in 2008. Another answer is that a lot of money is going to speculative activities that are privately profitable but socially unproductive. »
Comme d’habitude, Krugman s’exprime avec maestria, et son traducteur francophone loupe le coche.
« Mais si notre secteur financier démesuré(1) ne nous rend pas plus productifs ou plus en sécurité(2), que fait-il donc(3) ? L’une des réponses, c’est(4) qu’il joue le rôle d’investisseur(5) pour les pauvres petits consommateurs, ce qui a pour conséquence de(6) leur faire gâcher(7) des sommes astronomiques dans le vain espoir de vaincre(8) les marchés. Ne me croyez pas sur parole(9) – voilà ce qu’a dit(10) le président de l’American Finance Association en 2008. Une autre réponse(11), c’est que beaucoup d’argent va(12) aux activités spéculatives(13) qui sont profitables sur un plan(14) privé mais non(15) productives sur un plan social. »
Les 81 mots de l’original sont devenus 97 mots.
1. Pas facile de traduire « supersized » dans le contexte. Démesuré n’est pas mal, mais ne me satisfait pas. J'opterai plutôt pour un adjectif « antéposable », pour une question de rythme.
2. « rendre plus en sécurité » n’est vraiment pas français.
3. la vraie question n’est pas celle de l’activité du secteur financier, mais de son utilité.
4. Puisque la question est directe, autant répondre directement, sans répéter « l’une des réponses, c’est que », particulièrement lourd. La langue française ne manque pas d’astuces pour exprimer cette idée, notamment le passage par une formulation interrogative.
5. Faux sens. « to play someone for a sucker », c’est « prendre quelqu’un pour un imbécile ».
6. « ce qui a pour conséquence de » : trop de traducteurs traduisent ces charnières par de lourdes paraphrases.
7. « gâcher » : on ne gâche pas de l’argent, on le gaspille.
8. en finance, on ne parle pas de « vaincre » le marché, mais de le « battre ».
9. « ne me croyez pas sur parole ». Franchement, je n’entends jamais personne me dire, lors d’un débat, « ne me croyez pas sur parole » ? De plus, en anglais, notez l’accent tonique sur le « my ». On pourrait dire « si vous ne me croyez pas moi, écoutez untel". En français, on dira naturellement « ce n’est pas moi qui le dis, c’est untel » - et « untel » sera évidemment un expert au-delà de tout soupçon.
10. voilà ce qu’a dit : encore une fois, le traducteur se trompe : on se fiche de savoir s’il l’a dit ou s’il l’a écrit, on ne met pas en évidence qu’il l’a dit ; Krugman dit simplement : « ok, je suis un polémiste, donc vous avez le droit de ne pas me croire. Mais je ne fais que citer une source en béton."
11. Voir le point 4. On sait bien que c’est une réponse, puisqu’on a posé la question, Inutile de se répéter.
12. « beaucoup d’argent va vers… » c’est ce qu’écrit Krugman, mais comme la question était « à quoi sert le secteur financier », que la première réponse était également une question (« à prendre… ?» je poursuis par une deuxième réponse possible, également sous forme de question, avec le même sujet (le secteur financier). « À quoi sert-il ? à ceci ? (…) ou à cela ? » A mon sens, cela donne le même résultat que d’ânonner que « une réponse possible serait que. … et une autre réponse possible serait que… ».
13. pourquoi ce déterminant défini ?
14. « sur un plan » : cette expression fait partie des symptômes aigus de flemme du traducteur. Elle est lourde et n’apporte rien à la phrase. Elle est pourtant facile à éliminer, à condition que le traducteur y consacre un peu de temps et d’effort. Voir aussi « en termes de », « en matière de », « sur le plan de », etc.
15. « non productive » : encore un symptôme de flemme du traducteur. Il est rare que ces antonymes traduits par « non + quelque chose » ne puissent s’exprimer d’une manière élégante et idiomatique. C’est d’autant plus dommage que la formule de Krugman « privately profitable but socially unproductive » est percutante.
Voici une proposition de reformulation.
« Mais si notre titanesque secteur financier n’améliore ni notre sécurité ni notre productivité, à quoi sert-il ? À prendre le petit épargnant pour un crétin en l’incitant à gaspiller ses économies dans un vain effort de battre le marché ? Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le président de l’American Finance Association, en 2008. Ou alors à canaliser des fortunes vers des activités spéculatives, rentables pour quelques-uns mais dénuées de tout rendement social ? »
Si j’étais pris par un impératif de place, j’oserais aller plus loin :
« Mais s’il n’améliore ni notre sécurité ni notre productivité, à quoi sert donc notre secteur financier hypertrophié ? À plumer le petit épargnant en lui faisant miroiter des rendements mirifiques, comme le disait en substance le président de l’American Finance Association en 2008 ? Ou à alimenter la spéculation, si rentable pour quelques-uns, si improductive pour le plus grand nombre ? »
60 mots
Quelques suggestions:
RépondreSupprimer1. « démesuré » plutôt que « titanesque ». « hypertrophié » (2e traduction) convient bien aussi.
2. « pour tenter vainement /,(mais) en pure perte, de… » au lieu de « dans un vain effort ».
« dans un effort », est un anglicisme calqué sur « in an effort to »
3. « beaucoup d’argent » est correct. « des fortunes » est une surtraduction.
4. « investi à des fins spéculatives » plutôt que « canaliser vers des activités spéculatives »
Analyse pertinente!
RépondreSupprimerUne réserve cependant : le recours à la forme interrogative pour la traduction de la 2e et de la 4e phrase est une solution intéressante, mais qui s'écarte beaucoup de la structure originale. Il est possible selon moi d'éviter le sentiment de redondance sans y recourir, et tout en restant concis:
« Mais si notre secteur financier hypertrophié n’améliore ni notre sécurité ni notre productivité, à quoi sert-il ? Une réponse possible : à plumer le petit épargnant en l’incitant à gaspiller ses économies dans un vain effort de battre le marché. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le président de l’American Finance Association, en 2008. Une autre réponse possible : à alimenter des activités spéculatives rentables pour quelques-uns, mais improductives pour le plus grand nombre. » (76 mots)
« Rentables pour quelques-uns, improductives pour le plus grand nombre » : très bien trouvé!